Le Temps Retrouvé |
28 mai 1999 |
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Désormais, il y a deux "Temps Retrouvé". L'un est un roman de
Marcel Proust, septième et dernière partie de "La Recherche du Temps
Perdu". L'autre est un film de Raul Ruiz.
Le plaisir que l'on prend à voir le film vient de tout le
travail de mise en scène qui parvient à insérer l'univers de Ruiz dans
celui de Proust, à moins que ce ne soit l'inverse. Mais il vient
d'abord, de la manière la plus immédiate, de la reconnaissance des
personnages et des épisodes : Odette, madame Verdurin, Charlus et
l'hôtel de Jupien, et ainsi de suite. Seul Swann est absent. Ca casse
bien sûr un peu l'image qu'on s'était faite d'eux : lorsqu'on lit
un livre aussi long et aussi précis dans la peinture des caractères,
on finit par avoir une grande familiarité avec les personnages.
Cette reconnaissance se fait en deux temps. C'est d'abord une
série de photographies, qui fixent les visages des acteurs : oui,
Saint-Loup c'est Pascal Greggory, Charlus c'est John
Malkovitch... Puis on passe dans le salon des Verdurin, où s'ouvre une
longue parenthèse constituée par une succession de scènes complètement
affranchies des contraintes de temps et de lieu. Cette parenthèse est
stupéfiante, aussi bien dans les inventions visuelles que dans la
narration. Un épisode de l'enfance de Marcel se mélange avec le récit
qu'il fait de cet épisode à l'âge adulte dans une séquence où on se
demande si c'est l'adulte qui se rappelle son enfance, ou l'enfant qui
imagine son futur. D'autres épisodes, courts, installent les
personnages dans leur décor. Les transitions tiennent plutôt de
l'association d'idées à la Ruiz, ou du délire (après tout, il s'agit
de l'écrivain, mourant, qui se remémore son oeuvre), que de la
construction extrêmement réfléchie et rationnelle qui caractérise le
roman.
On revient ensuite au salon Verdurin, et à un mode de
narration plus traditionnel. Dès lors, le film est une adaptation
assez fidèle du roman. La plupart des épisodes du "Temps retrouvé" de
Proust sont présents dans le film, de manière plus ou moins
développée. Quelques autres épisodes de "La Recherche" sont aussi
insérés dans l'histoire, et même des passages pris en dehors de la
version "canonique".
Mais le surréalisme du début laisse des traces. Tout au long
du film, plusieurs niveaux de réalité seront mélangés, au sein de
chaque scène, de chaque plan. Ainsi, deux sortes d'éléments se
retrouvent constamment dans le décor, souvent discrètement, parfois de
manière plus ostensible. D'une part les roses, associées à la maladie
et à la mort ; d'autre part les statues, en particulier une certaine
Vénus. Celle-ci n'a pas vraiment de signification ; c'est quelque
chose de permanent, une présence qui traverse les lieux et les
époques. Lors d'une scène saisissante avec Albertine, ces statues sont
indirectement comparées avec la petite phrase de Vinteuil, qui se
répète elle aussi d'un morceau à l'autre. Cette petite phrase n'a pas
non plus de signification par elle-même : elle prend pour chacun (pour
Swann, pour Marcel) une signification très personnelle, liée aux
circonstances dans lesquelles il l'a écoutée (pour Swann, elle est
ainsi associée à Odette).
Le personnage de Proust, lui, a plus de réalité que ces
signes. C'est une sorte de témoin, assez distant, parfois ironique,
toujours compréhensif, très bien incarné par Marcello Mazzarella et
ses moustaches qui lui donnent l'air de sourire tout le temps. Il est
partout, souvent les gens ne l'aperçoivent pas dans le coin de la
pièce. Le choix d'un acteur non connu le sépare un peu plus des autres
personnages, tous incarnés par des vedettes ou des semi-vedettes. Sa
position est intermédiaire entre celle des personnages qui participent
à l'action, celle du spectateur omniscient qui y assiste passivement,
et celle de l'écrivain qui met tout en scène. La scène où Charlus se
fait flageller me rappelle un tableau de Max Ernst dans lequel la
Vierge frappe Jésus devant trois témoins : lorsqu'il regarde Charlus à
travers un oeil-de-boeuf, Marcel est dans la même position, en
hauteur, où il semble à la fois présent, parce que le spectateur le
voit, et absent, parce que Charlus, contre toute vraisemblance, ne
l'aperçoit pas.
Ruiz a peut-être été tenté de faire de lui un réalisateur de
cinéma : on voit Marcel, enfant, jouer avec une lampe magique, puis,
plus tard, mettre l'oeil dans un viseur de caméra. Puisque le roman
raconte l'histoire d'un homme qui prend finalement la décision
d'écrire un roman qui est sans doute celui qu'on a entre les mains, le
film pourrait bien être l'histoire d'un homme qui va se mettre à
filmer le monde qui l'entoure, pour en faire le film que l'on est en
train de regarder.
Les autres personnages sont plus traditionnels, mais,
toujours, un certain fantastique remet en cause les images. Lorsque
Marcel finit par comprendre que la vieille dame qui lui dit bonjour
n'est autre que Gilberte qu'il n'a pas vu depuis des années, celle-ci
redevient subitement jeune. Les visages changent selon la manière dont
le narrateur les considère. Ou bien, dans la scène du concert chez les
Verdurin, ils glissent sur des travellings latéraux pour accompagner
sa méditation.
Il faut aussi parler des acteurs, dans l'ensemble
remarquables. En vrac, Vincent Pérez est très beau et très salaud en
Morel, Marie-France Pisier juste assez mondaine et juste assez
vulgaire pour faire Mme Verdurin, Pascal Greggory aussi fin, élégant
et ambigu que Saint-Loup dans le roman, et Arielle Dombasle a ce
mélange de sérieux et de ridicule qui n'appartient qu'à elle... J'ai
plus de mal à croire à Catherine Deneuve, qui a trop de classe pour
faire la "cocotte" (la pute, quoi), d'autant plus que le film insiste
sur les aspects ridicules d'Odette.
"Le Temps Retrouvé" a eu un budget assez important pour un
film français : 60 millions de francs. C'est moins que les recettes de
"The Phantom Menace" pendant une journée...
Le Temps Retrouvé - Raoul Ruiz
- Gaumont Gobelins
Thierry Bézecourt
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